La peinture est vouée à la révélation de la vibration, de la lumière noire des pianos. Quand toutes les couleurs ont été effacées, c’est le noir qui les concentre toutes, et devient la couleur la plus pesante, la plus apte à faire entendre le « nocturne » du piano .C’est lui aussi qui porte la beauté qui survit à la catastrophe, celle que le tragique porte à la plus grande intensité. C’est lui encore qui prend possession de l’artiste.
En regardant cette série de pianos en prise sur l’éclat singulier de la beauté au-delà du désastre, on sera tenté de relire Marguerite Duras, des pages comme celle-ci : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté ».C’est le début de l’Amant, une longue méditation paradoxale sur cette beauté que la catastrophe n’emporte pas.
Et puis il y a la série des tableaux inspirés par le jazz, une « musique des bas fonds », l’expression des esclaves noirs transmise à l’humanité tout entière, une réponse musicale issue de la plasticité de l’âme du peuple noir.
Les tâches de couleurs se bousculent et explosent comme des notes de jazz. D’un tableau à l’autre, élans brisés, improvisations hasardeuses, démarrages précipités se composent pour trouver un rythme de relance et d’envolées euphoriques. Le fond reste violent et sombre, hanté par les cauchemars de la nuit, mais la couleur se libère dans l’allégresse de ses enchaînements désinvoltes, dans cette façon singulière de sauter effrontément d’une chose à une autre au dessus de l’abîme.
Comme le jazz qu’il écoute en peignant, Fuad Kapidzic fait entendre dans sa peinture le présent, sa porosité à ce qui peut advenir, plus que le retour du passé. L’enchaînement des notes comme l’enchaînement des couleurs manifestent une pause, un silence dans le bruit du monde, suggèrent que tout cela aurait pu ne pas avoir lieu et l’ouvrent à d’autres possibles .Au destin qui a conduit la Yougoslavie au chaos, à l’enchaînement irréversible, inéluctable des passions humaines répond le geste du peintre, pris dans le mouvement perpétuel qui assemble au hasard une infinité d’atomes s’entrecroisant dans une vibration sans fin, « le halo lumineux qui entoure la vie ».
Cette série de tableaux inspirés par le jazz est aimantée vers cette lumière et c’est sur cette trajectoire que l’artiste entame sa série des « Bleu Blues Klein ».La lumière se révèle dans cette absolu de la luminosité dont Klein a déposé la formule .L’artiste s’est débarrassé des choses en ne gardant que l’inscription du bleu sur un fond noir, avec une toile qui réagit aux changements de luminosité extérieure, qui littéralement s’éclaire et s’éteint.
Fuad Kapidzic réussit son « œuvre au noir » : de la lumière noire des pianos, reflet extérieur de cette lumière intérieure la plus ténébreuse arrimée au savoir absolu des forces occultes qui mènent le monde, il extrait cette luminosité du bleu. On attend la suite de ce travail : en a t-il fait sa lumière intérieure ?
HCE Studio Galerie
2015